Le sadisme dans La philosophie dans le boudoir de Marquis de Sade et Hôtel Iris de Yôko Ogawa



Le Marquis de Sade
Donatien Alphonse François de Sade, connu sous le nom de Marquis de Sade, illustre dans son œuvre la parcelle sombre de l’homme, sa représentation la plus juste et horrible. Il se consacre à démontrer l’infamie que peut devenir une société, avec des protagonistes dépassant les limites du possible. C’est des décennies plus tard que Richard Von Krafft-Ebing s’inspire du romancier politiquement engagé pour créer le terme sadisme. [1]  Le sadisme se présente sous une multitude de formes, autant sexuelles que sociétales. Dans cette analyse, je me concentrerai particulièrement sur le sadisme sexuel dans La philosophie dans le boudoir de Marquis de Sade et Hôtel Iris de Yôko Ogawa. La première œuvre du corpus raconte, sous forme de dialogues, l’histoire d’une jeune vierge, Eugénie, qui est incitée par un groupe de libertins aux plaisirs de la déchéance. C’est dans La philosophie dans le boudoir, publié en France en 1795, que l’on retrouve les idéologies fondamentales du sadisme, à travers la pensée philosophique de Sade. Hôtel Iris, un roman publié au Japon en 1996, raconte l’histoire de la jeune Mari, qui est entraînée dans les fantasmes sadiques d’un presque vieillard. Yôko Ogawa, une grande auteure japonaise, a reçu de multiples prix pour ses romans et est traduite en près de dix langues. Avec ces deux œuvres romanesques, il sera pertinent de comparer les raisons fondamentales menant au sadisme et ses répercussions chez l’individu. Comme des décennies et un océan les séparent, l’évolution de cette perversion sera notable. Il sera donc question du complexe de castration chez les sadiques, de la relation mère-fille dans le masochisme, de l’impact du contexte socio-historique sur cette déchéance sexuelle et somme toute, des conséquences et de sa nature dans La philosophie dans le boudoir et Hôtel Iris.

Avant tout, il est primordial de se rappeler la signification du terme sadisme. C’est la recherche du plaisir, d’une satisfaction par la souffrance infligée à autrui. L’objet, la personne recevant la douleur tend souvent à être, ou à devenir masochiste. Le masochisme est la recherche du plaisir dans la souffrance soit psychologique, comme l’humiliation ou l’asservissement, soit  physique. Comme l’affirme Erich Fromm, le sadisme pervertit la pulsion sexuelle qui est au départ au service de la vie, en faisant d’elle une pulsion qui étouffe la vie. [2] 

1. Le complexe de castration : pathologie importante du sadisme

Sigmund Freud
Cette forme de perversion trouve en partie son sens dans un concept nommé le  «complexe de castration». Selon Freud, il s’explique par l’angoisse d’être dévirilisé, de perdre toute confiance en soi, aussi démesurée qu’elle puisse être. [3]  Elle est particulièrement présente chez les hommes, mais peut aussi prendre forme chez les femmes, sous le nom de mégapsy. Ce sentiment peut naître très tôt chez le garçon, par peur d’être puni (donc castré) par sa mère, par exemple s’il se masturbe. L’enfant peut aussi vite prendre conscience de la « supériorité » que lui confère son organe génital, voire même de la force, du contrôle qu’il peut avoir sur une femme. Il sera donc question des formes que prend le complexe de castration dans La philosophie dans le boudoir et Hôtel Iris, phénomène ayant un lien direct dans le développement du sadisme.

Dans La philosophie dans le boudoir, les personnages de Dolmancé, du Chevalier et d’Augustin manifestent un plaisir prononcé pour la douleur de leur partenaire. C’est que les protagonistes, en quête d’absolue liberté sexuelle et philosophique, utilisent la violence pour protéger leurs mœurs. C’est une forme de complexe de castration qui se manifeste lorsque l’homme ne peut supporter la privation de son plaisir personnel. [4]  Dans son œuvre entière, Sade apporte un nouveau concept : le sexisme sadien, ou machisme sadien. [5]  Il fait prévaloir sa conviction que la femme est un corps-objet, servant à la satisfaction sexuelle des hommes. Elle est donc asservie, comme le serait une esclave sexuelle. L’auteur en fait état dans le Cinquième Dialogue de La philosophie dans le boudoir intitulé Français, encore un effort si vous voulez être républicains :
                                   
Il est incontestable que nous avons le droit d’établir des lois qui la contraignent [la femme] de céder aux feux de celui qui la désire; la violence même étant un des effets de ce droit, nous pouvons l’employer légalement. Eh! la nature n’a-t-elle pas prouvé que nous avions ce droit, en nous départissant la force nécessaire à les soumettre à nos désirs? [6]  

La philosophie dans le boudoir
Donc, les personnages masculins croient en leur supériorité face à la femme, pouvant faire naître ces désirs de dominance qu’ils exécutent sur Eugénie, mais particulièrement sur la mère de cette dernière. Mme de Mistival prône la vertu et refuse toute soumission à la « bassesse » du libertinage. Elle tente de résonner sa fille, c’est pourquoi les libertins la tortureront. Le prélude du talion est déjà d’une cruauté inouïe : « Écoute, putain! Je vais à la fin t’instruire! […] il faut que tu subisses ton sort; rien ne saurait t’en garantir… Quel sera-t-il? Je n’en sais rien! Peut-être seras-tu pendue, rouée, écartelée, tenaillé, brûlée vive; […] Mais tu souffriras, catin! » [7]  La peur de castration est évidente ici, puisque les hommes veulent prouver leur condescendance, leur domination, seulement parce qu’une femme tente de leur désobéir en reprenant possession de son enfant. L’accumulation des termes reliés à la torture illustre l’étendue des capacités du sadique : tout est possible pour atteindre l’orgasme. C’est donc en contrôlant, en frappant, que l’homme pense montrer sa virilité à son point culminant, et croit se défaire de cette angoisse qu’est le complexe de castration. 

Hôtel Iris
Dans le roman Hôtel Iris, le complexe de castration est d’une autre nature. Il se rattache plutôt à un sentiment de culpabilité et d’orgueil face à la masculinité. Le vieillard incitant la jeune Mari aux plaisirs charnels exerce la profession de traducteur. Ainsi, on ne connaîtra jamais son nom, on le nommera tout simplement « le traducteur ». Son passé n’est presque pas révélé, on sait par contre que sa femme est morte tragiquement, étranglée par son foulard. L’homme a assisté, impuissant, aux derniers souffles de sa femme. Lors d’une de leurs relations sexuelles, le traducteur utilise ce même foulard pour étrangler la jeune femme : « Je me rappelai le foulard caché tout au fond de l’armoire. Le moment où il l’avait enroulé autour de mon cou. Il se pouvait qu’il recèle encore des fragments de chair de sa femme. » [8] L’homme ressent sans doute une culpabilité si forte de n’avoir pu sauver sa femme, qu’il désire transmettre la douleur de cette dernière à Mari. Le traducteur souhaite maintenant avoir l’ultime contrôle sur la vie de Mari, mais aussi sur sa mort, puisque celle de sa femme lui a échappée. On retrouve donc le complexe de castration à travers ce désir de parfait contrôle sur Mari. De surcroît, le traducteur a un caractère très changeant d’un milieu à un autre : lorsqu’il rencontre Mari en public, il se comporte en gentleman malgré sa grande gêne. Au contraire, lorsqu’ils se retrouvent dans sa maison, éloignée sur une île, le traducteur dévoile le sadisme en lui. Il donne des ordres à la jeune femme, la violente si elle n’exécute pas bien ses désirs, la ligote, fait mine de la stranguler. Malgré sa vieillesse, son caractère d’excentrique dans la société (puisque l’homme se fait expulser de l’Hôtel Iris pour conduite indécente envers une prostituée), il a encore de l’orgueil. Un orgueil qu’il ne montre pas à l’extérieur, mais qu’il exécute violemment sur sa seule compagnie, Mari. Elle en fait état lors d’une réflexion intérieure : « Mais ce n’était pas la vraie douleur. Je ne me doutais pas que la main qui m’avait aidée à ne pas tomber serait aussi celle qui m’aimerait de cette façon. » [9] Mari témoigne de cette transformation qui s’opère à l’extérieur, et à l’intérieur de la demeure, bien cachée des regards. L’antithèse présente dans ses paroles accentue le sentiment de malaise, d’inconfort face à cette dégénérescence si radicale. Donc, même s’il est ardu de déterminer la raison exacte du sadisme chez le traducteur, elle réside tout de même dans un sentiment de forte culpabilité et d’orgueil masculin, tous deux reliés au complexe de castration.

Somme toute, bien que les raisons poussant les sadiques à craindre la castration de leur dominance phallique diffèrent, on peut conclure que les résultats sont les mêmes. Leur peur les pousse tous vers le non-respect du corps de la femme, afin de garder le contrôle sur leur virilité et sur leur plaisir sexuel. Sans cela, il est impossible pour eux d’atteindre la satisfaction ultime : l’orgasme. Le sadisme, même s’il reste une véritable pathologie, s’explique maintenant par un trouble psychologique, l’angoisse de castration.

2. La relation mère-fille dans l’évolution du masochisme

Les protagonistes féminins des œuvres de mon corpus dévoilent un réel masochisme, et leur mère tient un rôle crucial dans cette évolution sexuelle. En effet, la mère, cette figure de réconfort et de soutien moral dans la plupart des relations familiales, s’avère parfois un obstacle au développement de son enfant. Dans La philosophie dans le boudoir, la jeune Eugénie entretient une relation autodestructrice avec sa mère. Elle la déteste profondément pour les mœurs vertueuses que Mme de Mistival tente de lui inculquer, tandis que la protagoniste de Mari dans Hôtel Iris souffre du contrôle constant de sa mère. La jeune fille est réceptionniste pour l’hôtel de sa mère, et ne peut s’absenter sans raison valable. Cette partie de l’analyse se concentrera donc sur le lien de la relation mère-fille dans l’acceptation du sadisme, voire au développement du masochisme. [10]

La philosophie dans le boudoir
D’abord, dans l’œuvre de Sade, la jeune protagoniste voit en sa mère l’origine de son « mal de vivre », la poussant donc vers l’apprentissage de la décadence. Elle déteste littéralement sa marâtre : « Je l’abhorre, je la déteste, mille raisons légitiment ma haine; il faut que j’aie sa vie, à quelque prix que ce puisse être! » [11]  Avec cette haine profonde, la petite se transforme en véritable débauchée, et ressent un profond plaisir avec les pratiques sexuelles douloureuses et les sévices cruels. On en conclut donc qu’elle est masochiste. Dans « La philosophie à coups de boutoir », l’auteur Jean-Marc Lemelin fait une découverte : l’infeste. [12]  Selon lui, le sadisme de Sade est bien plus qu’une perversion ou un fétichisme. C’est plutôt le concept de la souffrance de la mère, qui retourne symboliquement à l’état de vierge, par sa propre fille dépucelée (en apprentissage sexuel). Cette idée est particulièrement présente à la fin du roman, lorsque Mme de Mistival tente de ramener Eugénie au bercail, mais est faite prisonnière par le groupe de libertins. Dolmancé lui explique pourquoi elle ne mérite pas l’amour de sa propre fille :
       
Vous lui avez dit que foutre était un péché, tandis que foutre est la plus délicieuse action de la vie; vous avez voulu lui donner des mœurs, comme si le bonheur d’une jeune fille n’était pas dans la débauche et l’immoralité […] vous n’avez rien fait pour votre fille, vous n’avez rempli à son égard aucune obligation dictée par la nature : Eugénie ne vous doit donc que de la haine. [13] 

On dénote une (sur)utilisation du pronom « vous », accentuant le désir d’accusation par Dolmancé, puisqu’il croit fermement en la culpabilité de Mme de Mistival dans le mal-être de sa fille. Le groupe de libertins tente de venger la jeune fille à sa manière, et l’infeste trouve alors son sens propre dans La philosophie dans le boudoir. Les libertins ainsi qu’Eugénie font souffrir la dame au plus haut point, pour ensuite coudre ses parties génitales avant de l’avoir infestée d’une vérole. Ainsi, la jeune fille prouve son sadisme en jouissant de la souffrance de sa mère, et cette dernière retrouve métaphoriquement son état de chaste.

Dans le cas de l’œuvre de Yôko Ogawa, la jeune Mari montre rapidement un masochisme prononcé avec son initiateur, le traducteur. Cette déchéance sexuelle est directement rattachée à la sévérité obsessionnelle de sa génitrice. Sa mère est surprotectrice avec elle, et elle détient un contrôle presque malsain sur sa fille :

Depuis mon enfance, ma mère n’a cessé de se vanter auprès des autres de mon apparence physique. […] Ma mère a beau chanter mes louanges, pour autant son amour pour moi n’est pas profond. Au contraire, plus elle dit de choses me concernant, plus j’ai l’impression de devenir laide, et c’est insupportable. […] Maintenant encore, chaque matin elle me noue les cheveux. […] Elle est si brutale avec la brosse qu’elle racle la peau de mon crâne. […] Je perds toute ma liberté du seul fait que mes cheveux sont sous son emprise. [14] 

Le style d’Ogawa est épuré, presque dépouillé de figures de style ou d’effets particuliers de la plume. Elle construit dans Hôtel Iris un personnage aux réflexions directes, viscérales. Dans l’extrait, Mari témoigne d’une vivacité d’esprit, et on dénote bien l’asphyxie qu’elle ressent face à sa mère. Elle dévoile par son ton franc le caractère sadique de sa mère. Cette dernière détient un contrôle malsain sur sa fille, une emprise dont elle se délecte, puisqu’elle se croit indispensable. En s’accoutumant à la brutalité de sa marâtre, Mari est inconsciemment immunisée contre la douleur émotionnelle, ce qui lui permet de se détacher de la violence du traducteur, et d’en ressentir une satisfaction.

Hôtel Iris
D’origine japonaise, l’auteure Yôko Ogawa a pu s’inspirer du complexe d’Ajazée [15]  pour la relation mère-fille de ses personnages. Dans la même lignée que le schéma freudien ou le concept d’Œdipe, c’est un mythe bouddhique centré sur les relations mère-enfant. Cette liaison de type fusionnelle sert de matrice à l’ensemble du système relationnel du Japon. Il explique qu’un enfant, devenu adulte, recherche l’image maternelle à travers son épouse/mari, pour ensuite en ressentir une rancœur, puisque cette relation n’est qu’une illusion fondée sur un idéal. Mari est donc portée inconsciemment vers un partenaire brutal, sadique comme l’est sa mère, qui la domine lors des rapports sexuels. Ainsi, elle n’en hait que plus profondément le caractère de sa mère.

Mari semble aussi ressentir de la fierté, une vengeance face à sa génitrice, lorsqu’elle réfléchit à tout ce qu’elle cache à sa mère : « Ma mère tira si fort sur mes cheveux que mes yeux remontèrent. Pourtant, cela ne me fit pas mal. ‘’Ta jolie Mari s’est exposée sous son jour le plus laid’’, ai-je murmuré au fond de mon cœur. » [16] On dénote une seconde fois le contraste créé par l’antithèse, dans cette réflexion remplie d’ironie. Ogawa oppose toute la beauté, la candeur d’une jeune fille, avec l’horreur des coups, des sévices sexuels. Le malaise du lecteur n’en est que rehaussé. Mari a bien conscience de son goût prononcé pour les tortures du traducteur. Elle se sent ainsi immunisée contre la fureur de sa mère, avec les multiples douleurs qu’elle expérimente. Elle est satisfaite de pouvoir lui tenir tête, d’être une femme malgré tout ce que sa mère lui interdit.

En définitive, les personnages féminins de ces deux œuvres se ressemblent particulièrement pour une raison : elles cherchent à ne plus être associées à leur mère par le biais du masochisme, donc de leur totale liberté sexuelle. Les jeunes femmes sont portées vers la libération de leur corps, pour s’éloigner de l’emprise de leur mère. Elles poussent leurs désirs encore fleurissants au point le plus fort, pour avoir l’impression de vieillir, de se sortir d’elles-mêmes, tout en se soumettant à un être au pouvoir physique plus fort qu’elles.

Or, si la mère tient un rôle important dans le masochisme, il est aussi pertinent de s’attarder à la figure paternelle. Pour Eugénie, le père est un homme dominant, un libertin qui violente Mme de Mistival. Il encourage indirectement son héritière au non-respect de sa mère, puisqu’elle s’identifie à cette image de contrôle et rejette celle de pitié qu’elle a pour sa génitrice. Le protagoniste d’Hôtel Iris a vécu la mort de son paternel à l’âge de huit ans. Ces deux femmes donc, coupées de l’image saine d’un père de famille, peuvent subir une lacune sur le plan du développement normal de la sexualité, montrée mainte fois avec les sévices qui leur procurent tant de plaisir.

3. Le contexte sociohistorique chez les écrivains traitant de sadisme

Le vécu et la culture des auteurs influencent grandement leur rapport avec le livre. C’est leur bagage de vie, de connaissances qu’ils transposent dans leur récit, afin d’y donner un ton plus réaliste et bien ancré dans son époque. Même si les œuvres de mon corpus sont de pures fictions, La philosophie dans le boudoir et Hôtel Iris s’accordent avec plusieurs aspects de l’histoire de leur auteur. Ces liens expliqueront donc ce qui pousse ces écrivains à traiter du sadisme à leur façon, à travers leur contexte historique et social respectif.

La philosophie dans le boudoir garde, par son aspect engagé et révolutionnaire, les traces historiques de Donatien Alphonse François de Sade. Cet auteur romanesque puise dans son imagination absurde pour ces fictions, mais sa propre réalité tend souvent à ressembler à ces récits. On connut le nom de Sade d’abord par ses scandales, qui lui valurent l’emprisonnement pendant vingt-sept ans de sa vie. Il commit des méfaits comme la flagellation d’une veuve, l’empoisonnement de jeunes filles ou encore la pratique de la sodomie, à ce moment considérée comme un crime condamnable pour sa « contre-nature », puisqu’elle empêche la reproduction. [17]  C’est en prison que l’homme écrit l’entièreté de son œuvre littéraire, purgeant ainsi ses perversions sur le papier. Sade affirme par l’intermédiaire d’un personnage, dans un de ses romans, que son éducation l’a poussé vers la déchéance :

[N]é à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire. [18] 

Ce mode de vie bourgeois, qu’il se plut tant à détruire dans ses écrits par la suite, lui imposa une vision erronée du monde : celle que l’homme a droit à toute satisfaction personnelle, même s’il en coûte le prix de la vie d’autrui.

 Quills, La plume et le sang, film racontant les derniers mois de la vie de Sade
L’œuvre du Marquis de Sade est vaste par l’écriture de pièces de théâtre, de romans, mais ce qui fut de lui l’écrivain controversé qu’il est tient aussi d’une autre source : ses opuscules politiques. Que ce soit en traitant de corruption gouvernementale, de mœurs traditionnelles ou encore de révolution, Sade souhaite transmettre ses valeurs nouvelles. Il participe ainsi à l’éclosion de la Révolution française. [19]  Sade bâtit une philosophie propre à lui, que l’on retrouve amplement dans le cinquième dialogue de La philosophie dans le boudoir. Une idée importante de cette doctrine consiste à prôner la Loi de la nature. [20]  L’être humain a besoin de disparaître pour se renouveler. Il avance donc que le meurtre, avec la Loi de destruction, ne peut être considéré comme un crime. Comme la cruauté, donc le sadisme, est une perversion qu’imprègne en nous la nature, elle n’est plus un vice, mais bien une vertu. Il transmet ce message dans l’œuvre étudiée : « La destruction étant une des premières lois de la nature, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une action qui sert aussi bien la nature pourrait-elle jamais l’outrager ? » [21] C’est donc ainsi qu’il peint le sadisme dans son œuvre : une pulsion qui ne peut nuire à la victime, puisqu’elle assouvit un désir profond chez le bourreau. Les instituteurs immoraux de La philosophie dans le boudoir suivent donc le cours de leurs pulsions par besoin de liberté, étant convaincus qu’ils peuvent faire de ces pulsions une loi. C’est aussi la satisfaction personnelle qui trône dans l’œuvre romanesque : l’individualisme est palpable. Chaque libertin s’exprime au singulier, recherchant la position, le fantasme pouvant le rendre à l’orgasme. Lorsque l’un d’eux tente de s’éloigner de cette déchéance, Dolmancé philosophe afin de persuader son compagnon :

Retiens donc une fois pour toutes, homme simple et pusillanime, que ce que les sots appellent l’humanité n’est qu’une faiblesse née de la crainte et de l’égoïsme; que cette chimérique vertu, n’enchaîchant que les hommes faibles, est inconnue de ceux dont le stoïcisme, le courage et la philosophie forment le caractère. […] Les crimes sont impossibles à l’homme. La nature, en lui inculquant l’irrésistible désir d’en commettre, sut prudemment éloigner d’eux les actions qui pouvaient déranger ses lois. [22]

L’emploi de l’impératif dans ce passage et dans l’entièreté du roman, accentue la nature dominatrice dont les sadiques font preuve. De surcroît, cela prouve la volonté d’éducation si chère à Sade, celle de transmettre ses nouvelles valeurs par le biais de ses personnages aussi égocentriques et morbides qu’il a su l’être pendant son existence.

On peut donc présumer que ce soit cet égoïsme, cette insensibilité apparue chez Sade lors de sa jeunesse qui le pousse à prôner le sadisme dans La philosophie dans le boudoir. L’écrivain bâtit sa doctrine sur sa propre vision, du moins sur son idéal de société. Or, il ne faut pas négliger l’engagement politique du romancier, subvenu après le désabusement face à sa propre société. L’imaginaire collectif transforme parfois des êtres innocents en véritables monstres.

Hôtel Iris, bien que dénué de contexte sociohistorique, se rattache aux mœurs traditionnelles japonaises. Son auteure est née en 1962 à Okayama, au Japon. Yôko Ogawa explore plusieurs facettes de la famille traditionnelle, mais aussi de la sexualité japonaise, par des détails intégrés dans son œuvre. D’abord, la société japonaise adhère tardivement, en 1945, à la famille égalitaire. [23]  Avant cela, le modèle de famille patriarcale favorise un sexisme à l’égard des femmes : l’homme domine dans presque tous les aspects de vie. Avec le temps, on voit apparaître une plus grande ouverture sur la sexualité. Cependant, l’exercice de cette sexualité se heurte à des barrières traditionnelles, pouvant donner lieu à une sexualité plus cachée, voire débridée.

Le secret entourant la relation de Mari avec le traducteur a une raison d’être : les perversions sont considérées choquantes, déshonorantes pour la famille traditionnelle japonaise. Même si ces mœurs ont évoluées dans la dernière décennie, Ogawa veut accentuer le malaise du lecteur en s’inspirant de ces valeurs japonaises restreintes, pour faire du sadisme une perversion encore plus horrible. Dans l’extrait qui suit, les pensées de Mari alternent entre plaisir et vertige émotionnel :

J’avais fermé les yeux. Parce que ainsi je pouvais sentir beaucoup plus crûment à quel point il me faisait des choses déshonorantes. Le vinyle du sofa me collait désagréablement au dos. J’étais censée frissonner, mais je suais à grosses gouttes. […] J’étais déchirée entre l’angoisse de savoir ce qu’il avait l’intention de faire et le désir d’être bafouée encore plus impitoyablement. De cette déchirure sourdait comme du sang un flot de plaisir. [24]

Yôko Ogawa
La jeune femme témoigne d’un réel masochisme par son désir d’expérimenter toujours plus, malgré qu’elle soit consciente du côté morbide de ces coïts. Avec l’utilisation du terme «déshonorante», on comprend l’ampleur des répercussions que pourrait avoir sa liaison avec le traducteur : le reniement de ses propres valeurs familiales. Même si elles ne sont pas explicitement mentionnées dans Hôtel Iris, on comprend par le comportement strict et contrôlant de sa mère que la sexualité est un tabou. Encore plus si cette sexualité s’échappe du cadre de «normalité», de ce qui est sain. En témoigne la scène au début du roman, lorsque l’homme est renvoyé de l’hôtel Iris pour son déboire avec une prostituée. Construit de manière évolutive, le passage ci-haut produit un effet de malaise, d’étrangeté. Mari témoigne d’abord d’un mal-être évident par un vocabulaire péjoratif : « crûment », « désagréablement », « suais », « angoisse », « bafouée ». Puis, la comparaison entre son plaisir et un flot de sang accentue l’absurdité de cette sexualité : que l’épanouissement sexuel puisse provenir d’un geste violent, directement relié à la mort.

Ainsi, le thème du sadisme ne joue pas le même rôle chez ces auteurs. C’est par sa propre déchéance et sa volonté d’éduquer par la philosophie que Sade encourage le sadisme comme un droit de l’homme. Dans son cas, l’écrivaine japonaise Yôko Ogawa traite du sadisme à travers les mœurs strictes du Japon, afin d’en faire une pulsion subversive qui bouleverse les codes sociaux. Ces auteurs romanesques atteignent tout de même le même objectif à travers l’exploration du sadisme : ouvrir les horizons des uns aux perversions des autres.

4. La nature et les conséquences du sadisme

Si les raisons fondamentales du sadisme dans ces œuvres se ressemblent en plusieurs points, c’est la nature qu’il prend et les conséquences qui en découlent sur l’homme et sa société qui diffèrent dans ces récits. Il sera donc question d’une analyse entre les différentes formes de la cruauté sexuelle, et les contrecoups psychologiques sur les personnages de La philosophie dans le boudoir et Hôtel Iris.

La philosophie dans le boudoir de Marquis de Sade dévoile un sadisme oral, et un sadisme libertin chez ses personnages, et les conséquences sont liées au désabusement de la protagoniste Eugénie. D’abord, cette pulsion sexuelle apparaît lorsque les libertins dépucèlent violemment la jeune Eugénie, ne la ménageant pas malgré ses cris de détresse:

Eugénie : Doucement, doucement, je n’y puis tenir... (Elle crie; les pleurs coulent sur ses joues...) À mon secours! Ma bonne amie... (Elle se débat.) Non, je ne veux pas qu’il entre!... Je crie au meurtre, si vous persistez!
Le Chevalier : Crie tant que tu voudras, petite coquine, je te dis qu’il faut qu’il entre, en dusses-tu crever mille fois!
Eugénie : Quelle barbarie!
Dolmancé : Ah! Foutre! Est-on délicat quand on bande?
Le Chevalier : Tenez-la; il y est!... Il y est, sacredieu!... Foutre! Voilà le pucelage du diable... Regardez son sang comme il coule! [25]

Or, qu’est-ce qui pousse ces hommes à violenter Eugénie, malgré leur affection pour elle? C’est dans un désir de transformer, d’influencer Eugénie, de lui faire connaître les plaisirs débauchés, et ainsi lui implanter leur philosophie. C’est donc la même volonté d’éducation que l’on retrouve chez Sade, lorsqu’il écrivit La philosophie dans le boudoir.

Si le sadisme « physique », c’est-à-dire recourant à la violence physique, prend une place considérable dans La philosophie dans le boudoir, on y retrouve aussi un sadisme « oral ». [26] Comme on peut l’observer dans l’extrait ci-haut et dans l’entièreté du roman, les hommes blasphèment constamment lors des rapports sexuels. Des injures comme Foutre, Sacredieu, et Foutre-Dieu trouvent leur place dans les multiples orgasmes présentés dans le récit. C’est que pour eux, profaner Dieu en pratiquant leur déviance sexuelle leur permet d’avoir le contrôle suprême sur la dernière force plus haute qu’eux : leur propre Créateur. Or, ils se moquent bien de l’emprise de la religion et de la vertu, et Dolmancé fait état de cette jouissance orale : « […] un de mes plus grands plaisirs est de jurer Dieu quand je bande. Il me semble que mon esprit, alors mille fois plus exalté, abhorre et méprise bien mieux cette dégoûtante chimère; » [27] Au XVIIIe siècle, la religion tient une place primordiale au sein des mœurs françaises : celle de contrôler les mariages et de punir la sexualité dépravée. Les libertins crachent donc sur cette tyrannie en la réduisant à son état le plus simpliste : une stupide chimère.
La philosophie dans le boudoir, 1795

De surcroît, la forme de La philosophie dans le boudoir cède toute l’importance à l’avènement du sadisme dans la littérature. Sade utilise la structure d’une pièce de théâtre pour construire son récit. En effet, les didascalies, les dialogues en continu et l’absence de descriptions des actions évoquent cette forme de littérature. Toujours dans l’extrait précédent, c’est par les didascalies présentes que l’on peut s’imaginer l’état de panique d’Eugénie, sa peur face aux douleurs prochaines. Si Sade imite le style théâtral, c’est dans un but bien précis : celui de mettre l’importance sur le message, les paroles de son œuvre, plutôt que sur les actions. Puisque c’est le fond qui importe réellement dans La philosophie dans le boudoir, dont la mission est d’élever le sadisme au rang de liberté sexuelle, de loi.

La fin du récit évoque aussi un sadisme de vengeance. En effet, le passage le plus sadique de La philosophie dans le boudoir s’avère être le talion exécuté sur la mère de la jeune Eugénie. Le groupe passe par les étapes de viol collectif sur la femme, puis de coups de fouet, de piqûres avec des aiguilles, et finalement la couture de ses parties génitales après son infection d’une vérole. Toutes les actions sont dirigées par les désirs tordus de la jeune Eugénie. Mme de Mistival est cruellement torturée par sa propre fille, et cette dernière prouve ainsi son sadisme. Les libertins cherchent par ces actes à venger Eugénie, qui associe son mal de vivre aux mœurs vertueuses de sa mère, et à tenir la promesse de Dolmancé. Ce dernier affirme à l’enfant qu’elle ne regrettera rien : « Eh bien, puisque tes résolutions sont inébranlables, tu seras satisfaite, Eugénie, je te le jure; » [28] Un serment malsain qui classera à jamais Eugénie parmi les dépravés sexuels.

Que résulte-t-il de cette scène sanglante? Comment influence-t-elle la psychologie des personnages? En fait, on dénote grandement l’absurdité qui s’en dégage. Les libertins ne semblent pas exactement comprendre la nature de leur plaisir. Lorsque Dolmancé violente Mme de Mistival, celui-ci affirme son incompréhension joyeuse face à son sadisme : « Incroyables effets de bizarreries de l’esprit humaine!... Tu souffres, ma chère, tu pleures, et moi je décharge... Ah! double gueuse! je t’étranglerais, si je n’en voulais laisser le plaisir aux autres, » [29]  Les libertins n’en sortiront probablement pas changés, puisqu’ils pratiquaient déjà amplement ces sévices sexuels. C’est plutôt Eugénie, jeune fille douce et vierge au début du récit, qui en ressentira les contrecoups pour le reste de son existence. À un moment, elle semble désabusée, corrompue, pendant la torture de sa mère : « Ah! Tu cries, ma mère, tu cries, quand ta fille te fout!... Et toi, Dolmancé, tu m’encules!... Me voilà donc à la fois incestueuse, adultère, sodomite, et tout cela pour une fille qui n’est dépucelée que d’aujourd’hui!... Que de progrès, mes amis!... Avec quelle rapidité je parcours la route épineuse du vice!... Oh! Je suis une fille perdue! » [30] On sent l’ironie lorsqu’elle affirme être perdue. Eugénie se moque bien d’être corrompue, puisqu’elle est dès à présent rayée du système vertueux de sa société conservatrice, et particulièrement rejetée par sa propre famille. La jeune femme est maintenant contrainte à accepter ses propres gestes, mais surtout son statut de débauchée sexuelle et sociale. On ne peut savoir si Eugénie vivra épanouie dans cette chimère, ce rêve de liberté, ou si son parcourt s’effritera comme celui de son créateur, le Marquis de Sade.

Le roman Hôtel Iris, de Yôko Ogawa traite plutôt d’un sadisme de possession, et d’amour profond. Les conséquences de cette pulsion dans le roman sont destructrices, même fatales.

Bondage japonais
Cette perversion sexuelle apparaît d’abord lorsque le traducteur emmène pour la première fois Mari dans son logis. Sans aucune douceur, il lui ordonne d’enlever ses vêtements, et comme elle ne s’exécute pas, il les lui retire violemment. C’est à ce moment que le vieillard la ligote pour la première fois, pratique qui deviendra habituelle. Cette pratique du ligotage s’appelle communément le « bondage japonais ». [31] C’est un exercice fréquent lors des rapports sexuels sadomasochistes. La tradition du bondage en tant qu'art se développe au Japon à partir des années 1960. Le but est d’entraver la personne soumise, en l’attachant avec des cordes, afin d’obtenir un ensemble de formes géométriques précises. Mari témoigne de cette précision lorsque l’homme l’attache : « L’homme était habile. Du début jusqu’à la fin, dans un beau mouvement, ses gestes furent parfaits. Tous ses doigts remplissaient fidèlement leur rôle et je paraissais l’objet d’un tour de magie. » [32] De cette manière, le sadique tient un contrôle ultime sur sa victime.

Mari se sent transformée en objet, elle perd toute sa liberté de geste, mais s’avoue en ressentir un plaisir profond.  La jeune fille se sent misérable, dégoûtante, mais c’est justement en étant soumise ainsi qu’elle se sent épanouie. Elle illustre le côté animal de cette pratique : « Mon reflet sur la vitre avait l’apparence d’un insecte en train de mourir. J’étais un poulet accroché dans la chambre froide d’un boucher. » [33] Ce qui ressort particulièrement de cet extrait est la haine que porte Mari à son propre corps. Elle mentionne souvent que son corps est déformé par les cordages, qu’elle est gênée de sa laideur devant le traducteur. Son estime de soi est une pièce importante de son masochisme [34] : elle semble se punir par les sévices du vieillard. Mari refuse de lui tenir tête, parce qu’elle croit mériter cette douleur, cette humiliation. Lors d’une de ses réflexions intérieures, la jeune femme s’explique son masochisme : « Plus la chair au service de laquelle je suis est laide, mieux c’est. Cela me permet de me sentir vraiment misérable. Lorsqu’on me brutalise, lorsque je ne suis plus qu’un bloc de chair, naît enfin au fond de moi une onde de pur plaisir. » [35]

La nature du sadisme dans Hôtel Iris tient aussi de l’amour qu’éprouve le traducteur envers sa jeune amante. Le couple passe par l’étape des lettres de confidences, des rendez-vous aux restaurants et du premier baiser. Sous les regards, ils se collent timidement l’un sur l’autre, se tiennent la main. Cette douceur fait contraste avec la cruauté de leurs relations sexuelles. Chacun a un besoin affectif énorme, qu’il comble avec l’autre. Le lecteur discerne bien cette passion que l’homme ressent pour la jeune fille, dans une de ses lettres :

Mon cœur se met à battre plus vite dès que je me souviens de toi montant l’escalier de coquillages, buvant du thé dans cette tasse, se regardant dans le miroir du cabinet de toilette. Le matin, en me rasant, je ne me rends même pas compte que ma main s’interrompt et, toujours pleine de mousse, se met à caresser tendrement le miroir. [...] Je me demande également si je n’ai pas rêvé tout cela. L’horloge fleurie, l’Iris, une petite fille nommée Mari, n’existent peut-être pas, après tout... [...] Je t’en prix, existe dans le monde où je suis. Tu trouves que c’est un souhait bien étrange, n’est-ce pas? Mais mon vœu le plus cher, en cet instant, est uniquement que tu veuilles bien exister... [36]

Cet amour se traduit donc par le besoin ultime de combler un vide profond, une solitude existentielle. Le traducteur semble avoir trouvé sa perle rare, tandis que Mari est nourrit d’une fascination, d’une passion pour le vieil homme. Or, c’est justement cet amour qui guide, nourrit la pulsion sexuelle entre ces deux personnages, les menant ainsi à une relation sadomasochiste.

Hôtel Iris
Comment est-ce que ces personnages se sortent de leur relation sadomasochiste? C’est de manière tragique, fatale. Après une nuit mouvementée, le couple retourne au village par bateau. À l’arrivée, des policiers se jettent sur le traducteur, accompagnés par la mère de Mari, complètement paniquée. L’homme plonge alors dans l’eau de la mer. À ce moment, les pensées de Mari sont troubles, paniquées, mais aucun son ne sort de sa bouche : « Ma mère continuait à jacasser. Sa voix ininterrompue me ligotait. Mais seul le bruit de l’homme plongeant dans la mer se répercutait à l’infini au tréfonds de mes oreilles. » [37] La marâtre de Mari reprend ainsi son rôle de sadique, qu’elle avait perdu en laissant inconsciemment sa fille s’épanouir. L’utilisation du verbe « ligoter » est absolument juste, puisqu’il prouve encore une fois son caractère si semblable avec le traducteur : son plaisir malsain à contrôler la jeune femme. C’est une sorte de retour à la normale, comme si rien ne s’était passé. Le vieillard sera retrouvé mort trois jours plus tard, et la fin du récit dévoile une Mari détruite, mais terriblement passive :

L’interrogatoire sur les circonstances fut rigoureux. Il fut mené par un inspecteur femme. […] Mais j’étais incapable de dire quoi que ce soit d’autre que « je ne me rappelle plus. » Ils interprétèrent cela à tort comme un effet du choc que j’avais reçu. […] Mais en ce qui me concernait, plus rien n’avait d’importance. Le traducteur était mort. C’était la seule chose vraie. […] Personne ne vint réclamer le cadavre du traducteur qui fut incinéré avant d’être enterré dans la fosse commune du cimetière de la ville. [38]

Mari n’affirme pas ses sentiments face à son deuil. Cependant, on dénote le vide en elle. La jeune protagoniste sortira évidemment changée de son amour pour le traducteur. Un long processus sera peut-être enclenché, lors duquel Mari retentera l’expérience du masochisme, et apprendra à accepter ses démons intérieurs.

Finalement, le sadisme dans La philosophie dans le boudoir prend la nature d’une pulsion orale, de vengeance et d’influence sur une débutante. Hôtel Iris illustre un sadisme de possession, d’amour, dont le but ultime est de combler un vide existentiel. Les conséquences du sadisme se rapprochent pourtant en un point dans les œuvres de mon corpus : les deux jeunes masochistes resteront détruites, changées, ou peut-être même sortiront plus grandes de ces épreuves. Il est sûr que cette étape aura été la plus cruciale de leur vie; celle de leur apprentissage érotique et philosophique. 
Conclusion

Nous avons donc exploré, à travers La philosophie dans le boudoir de Sade et Hôtel Iris de Yôko Ogawa, les raisons fondamentales du sadisme et leur influence sur la nature et les conséquences de cette perversion sexuelle. On peut conclure que le complexe de castration, trouble de la virilité masculine, pousse les sadiques vers le non-respect du corps de la femme, afin de garder le parfait contrôle sur leur dominance phallique. La relation mère-fille tient un rôle crucial dans le développement du masochisme, parce que les deux personnages féminins, Eugénie et Mari, cherchent la libération de leur corps pour s’éloigner de l’emprise maternelle. Pour sa part, le contexte social et culturel de ces écrivains influence la manière dont ils traitent du sadisme, d’un côté par leur vécu, d’un autre par leurs mœurs. Nous avons finalement exploré la multitude de formes que prend le sadisme, et à quel point les jeunes filles en sont transformées sur le plan sexuel et émotionnel.

Cette analyse avait pour but d’humaniser le sadisme, d’en faire une pulsion complexe avant une perversion. Les premières études sur le sadisme furent menées par le célèbre psychanalyste Sigmund Freud, ce dernier associant toutes formes de troubles mentaux, de fantômes intérieurs, à une dysfonction sur le plan sexuel. Si l’on s’en tient à sa théorie, la libido serait la force motrice de la cruauté, reliant ainsi les désirs sadiques au fruit de notre inconscient. Dans la tragédie Othello, le Maure de Venise, le célèbre Shakespeare crée le portrait d’une tout autre nature de sadisme. [39]  Le protagoniste Othello use de domination sur des personnages inférieurs par leur statut, assouvissant ainsi un fantasme de vengeance et transformant son traumatisme infantile en triomphe adulte. On découvre par cette œuvre que le sadisme passe par une déshumanisation de la victime, mutant ainsi le visage de cette dernière en un masque vide de signification. C’est par toutes ces représentations de la perversité humaine que l’on découvre réellement l’homme dans son abîme le plus profond.

Représentation artistique d'Othello par Alexandre Colin


 1. F. Gabrion, « Le sadisme, de la fantaisie à la réalité », p. 18. 
 2. E. Fromm, La passion de détruire, p. 295.
 3. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 45.
 4. A. Green, « Le complexe de castration », p. 4 à 8.
 5.  J. Lemelin, « La philosophie à coups de boutoir », p. 122.
 6.  Sade, La philosophie dans le boudoir, p. 222.
 7. Ibid., p. 275.
 8. Y. Ogawa, Hôtel Iris, p. 193.
 9. Ibid., p.78.
10. C. Duchet, « Entre pulsions de vie et pulsions de mort : Le masochisme à l’épreuve des expériences traumatiques », p. 108.
 11. Sade, La philosophie dans le boudoir, p.117.
 12. J. Lemelin, « La philosophie à coups de boutoir », p. 124.
 13. Sade, La philosophie dans le boudoir, p.273.
 14. Y. Ogawa, Hôtel Iris, p.27-28.
 15. C. Bauhain, K. Tokitsu, « Structures familiales et sexualité au Japon, à l’époque moderne », Cahiers internationaux de sociologie, p. 41.
 16. Y. Ogawa, Hôtel Iris, p.86.
 17. T. Pastorello, « L’abolition du crime de sodomie en 1791 : un long processus social, répressif et pénal », p. 2.
 18. Sade, Aline et Valcour, p. 403.
 19. M. Nadeau, « Mœurs, vertu et corruption : Sade et le républicanisme classique », Annales historiques de la Révolution française. p. 2.
 20. S. Wainrib, « L’incitation au sadisme », Revue française de psychanalyse, p. 6 et 7.
 21. Sade, La philosophie dans le boudoir, p. 209.
 22. Ibid., p. 279-280.
 23. C. Bauhain, K. Tokitsu, « Structures familiales et sexualité au Japon, à l’époque moderne », Cahiers internationaux de sociologie, p.  34.
 24. Y. Ogawa, Hôtel Iris, p.81
 25. Sade, La philosophie dans le boudoir, p. 181-182.
 26. J. Lemelin, « La philosophie à coups de boutoir », p. 125.
 27. Sade, La philosophie dans le boudoir, p. 112-113.
 28. Sade, La philosophie dans le boudoir, p. 117.
 29. Ibid., p. 277.
 30. Ibid., p. 278.
 31. D. Lagauzère, Le masochisme : du masochisme au sacré, p. 123 à 126.
 32. Y. Ogawa, Hôtel Iris, p. 75.
 33. Ibid., p. 77.
 34. D. Lagauzère, Le masochisme : du masochisme au sacré, p. 153.
 35. Y. Ogawa, Hôtel Iris, p. 175.
 36. Ibid., p. 91-92.
 37. Ibid.,  p. 233.
 38. Ibid., p. 237-238.
 39. S. Wainrib, « L’incitation au sadisme », Revue française de psychanalyse, p. 6 et 7. 



Médiagraphie

OEUVRES LITTÉRAIRES DU CORPUS

Ogawa, Yôko, Hôtel Iris, Coll. Babel, France, Éditions Actes Sud, 1996, 237p.

Sade, La philosophie dans le boudoir, Coll. Folio classique, France, Éditions Gallimard,
1795, 312p.

ARTICLES & THÈSES

Argand, Catherine, « Un regard d’entomologiste », Lire, septembre 2000, No 288, p. 74-75.
Bauhain, Claude et Tokitsu, Kenji, « Structures familiales et sexualité au Japon, à l’époque moderne », Cahiers internationaux de sociologie, 1984, vol. 76, p. 34 à 47.

Duchet, Clara, « Entre pulsions de vie et pulsions de mort : Le masochisme à l’épreuve des expériences traumatiques », Érès : psychologie clinique et projective, 2006, nº 12, p. 101 à 117.

Fournier, Danielle, « Le corps et le moi-peau : voie et mode de l’enveloppe », Spirale : Arts, Lettres, Sciences Humaines, 2004, No 199, p. 48-49.

Gabrion, France, « Le sadisme : De la fantaisie à la réalité », Dire, Été 2009, p. 18-24.
Lemelin, Jean-Marc, « La philosophie à coups de boutoir », Moebius : Écritures/Littérature, 1989, No. 41, p. 119-126.

Margat, Claire, « Sade avec Darwin. À propos du roman d’Octave Mirbeau, Le jardin des supplices (1899) », Érès : Analyse Freudienne presse, Février 2002, No 6, p. 47-64.

Nadeau, Martin, « Mœurs, vertu et corruption : Sade et le républicanisme classique », Annales historiques de la Révolution française, Janvier-Mars 2007, p. 29-47.

Thierry, Pastorello, « L’abolition du crime de sodomie en 1791 : un long processus social, répressif et pénal », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 2010, No 112-113, p. 197-208.

Schneckenburger, Benoît, « Contre-éducation ou contre l’éducation? Instituteurs, encore un effort pour être sadiques! », Association Le lisible et l’illisible : le philosophoire, Janvier 2010, No. 33, p. 153-162.

Wainrib, Steven, « L’incitation au sadisme », Revue française de psychanalyse, Avril 2002, vol. 66. 12p. 

LIVRES

Fromm, Erich, La passion de détruire, coll. « Réponses », Paris, Éditions Robert Laffont, 1973, 524p.

Green, André, Le complexe de castration, coll. « Que sais-je? », Paris, Éditions P.U.F, 2007, 128p.

Lagauzère, Damien, Le masochisme : du masochisme au sacré, coll. « Logiques sociales », Paris, Éditions L’Harmattan, 2010, p. 153.

Sade, Aline et Valcour, coll. «  Les classiques de poche », France, Éditions Le livre de poche, 1793, 309p.

Sigmund, Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, coll. « Idées », France, Éditions Gallimard, 1962, 189p.